À L’ORIGINE
À l’origine, je crois que plusieurs personnes ont pensé à nous en même temps. À travers la formation et la compagnie, on a un positionnement singulier, qui peut sembler circonscrit à un territoire de la recherche, de l’expérimentation et qui parle peut-être à un réseau un peu fermé. Mais on reste très attachés à la dimension de mise en partage notamment autour de projets menés dans le cadre de la politique de la ville ou auprès de publics scolaires.

À une époque où le marché chorégraphique se raréfie pour des raisons économiques, où beaucoup de petites formes sont produites (solo, duo) nous avons pris l’habitude de développer des formes collectives en grands groupes. Nous les traitons dans une modernité, le grand groupe ne suppose pas l’anonymat, l’absence de réflexion sur l’individu.

Je pense donc que l’on a fait appel à nous car nous avons la capacité sur le territoire de fédérer, ce qui n’est pas rien. Et après, il y a une dimension plus accidentelle. Certains opérateurs par responsabilité se sont dits, ce n’est pas pour nous. Ils ont peut-être eu peur de collaborer avec un directeur artistique, Charlie le Mindu et aussi d’avoir à mettre en scène le corps, de manière parfois très sulfureuse, très provocatrice. Je crois que l’on est venu me chercher dans l’idée : toi qui n’a pas peur, vas-y ! C’est émouvant de se dire que c’est à la fois notre compétence et notre audace qui sont reconnues.

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Carnaval de Bordeaux _ MonstreGonflé.

LES 2 PRÉCÉDENTES ÉDITIONS
Les deux premières éditions nous ont mis face à des impossibilités, à des questionnements qui s’articulaient autour de 3 grands axes :

Que peut être un carnaval dans une région où il n’existe pas de tradition ?
Par exemple, dans le nord de la France, tout au long de l’année les gens participent à des rituels, à des manières d’être ensemble dans la fête. Dans le Pays Basque, à travers des manifestations, les gens revivent des traditions, se préparent, jusqu’à un moment exutoire où surviennent des lâcher-prises, des prises de risques relationnelles fantastiques. Au Brésil, toute l’année les gens sont dans une physicalité d’états de corps qu’ils vont rejouer lors du carnaval.

Qu’est-ce que c’est que l’espace public ?
Quel sens ça a ? Qu’est-ce que ça signifie de s’en emparer ? Qu’implique ce mode d’exposition-là ? Dans l’idée de la rue, il y a aussi une dimension transgressive qui est sous-tendue mais qui doit permettre au public d’avoir une forme de participation.

Qu’est-ce que c’est que donner du sens ?
Nous, qui ne sommes pas des spécialistes d’une danse ludique, nous avons du élaborer un sous-texte. C’est-à-dire, proposer des éléments qui donnent à capter, qui créent des modes poétiques, des sensations d’étrangeté en les inscrivant dans l’intention du projet qu’ils questionnent.

Par exemple, lors de la 1ère édition « Monstres », on ne s’est pas mis à distance, on a joué l’inquiétude de ces créatures qui envahissaient Bordeaux, et en même temps on a cherché à exprimer leur immense désir d’amour. Le sous-texte était la problématique des migrants : qu’est-ce que c’est que d’arriver dans un endroit avec la “monstruosité” de toutes ses différences ? On a aussi joué sur les va-et-vient aimé/rejeté tout en s’inscrivant dans des problématiques ludiques. Les cultures festives qui ont le plus imprimé sont des cultures qui ont créé de l’adhésion autour de gens qui semblaient éloignés de leurs valeurs, mais dont la forme extérieure véhiculait une telle capacité d’émotion, de démonstration que même ceux qui n’y lisaient pas le fond/le sous-texte étaient en capacité de prendre pleinement part à la fête.

On a cherché à produire ça consciemment en ne donnant jamais de leçon au public ou en tentant de s’inscrire dans une vérité.
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Charlie le Mindu _ Carnaval Monstre.

LA COLLABORATION AVEC CHARLIE LE MINDU
La collaboration avec Charlie est très fluide, il est le directeur artistique, moi le chorégraphe. À titre personnel, quand je suis l’auteur je peux être dans des résistances, des insistances excessives pour ne rien lâcher sur mon travail mais là, j’accepte complètement le jeu. Être en empathie avec quelqu’un qui pose un cadre thématique, une méthodologie c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup.

Pour Charlie, l’artiste est un être conscient de sa responsabilité, en capacité de décision. Il pense beaucoup par images. Dans son travail, il est à l’écoute, il demande toujours la complicité. Il nous a laissé carte blanche sur les choix du matériau, on sentait son équipe plus inquiète que lui notamment sur les surprises que nous préparions avant de les valider. Il exprime ses opinions mais en n’étant jamais dans une position de pouvoir, c’est le présupposé qu’il me fallait pour travailler avec lui.

Il est toujours ouvert s’il pense que ce qu’on lui propose d’expérimenter donnera du sens à l’ensemble. Par exemple, sur la 1ère édition, comme il venait avec des costumes qui avaient de la valeur, du poids et qui déclinaient une identité de lui que l’on connaissait à travers le monde, la première idée a été de travailler avec des mannequins, plutôt black. Finalement, l’échange a amené à une expérimentation plutôt avec des danseurs. Il a accepté que l’on teste l’idée, conscient que ça produirait autre chose, de l’inattendu. Que ce soit bien ou pas au final, l’important est de tenter de renouveler quelque chose. L’essentiel dans une collaboration, c’est d’être dans l’échange, la valorisation réciproque.

 

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LES CRÉATURES
Faire naître une créature, c’est rendre concret quelque chose qui est une vision, qui est forcément une chimère. Tenter de matérialiser la possibilité d’étrangeté, la possibilité d’incompréhension de cette apparition, que l’on a besoin d’inventer, presque de voir pour comprendre à quel endroit de notre être cette créature a surgi.

Chez Charlie, il y a cette idée de rendre vivant quelque chose qui relève de l’inquiétude, de la curiosité. Il y a aussi toujours le souci de servir les créatures dont il prend la responsabilité. Les choses qui vont renouveler son travail peuvent se trouver à des endroits imprévisibles, il y a une dimension bricoleur assez intéressante, qui fait que l’idée du beau peut être aussi bien dans le raffinement de la matière que dans quelque chose de quotidien.

Il y a beaucoup de télescopages dans son univers.

Dans les créatures, il y a toujours l’idée de restituer une complexité, c’est toujours un sujet de paradoxe.

AlainCarnaval.
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LE TRAVAIL EN AMONT DES RÉPÉTITIONS
Je suis toujours soucieux des responsabilités que je donne aux gens avec lesquels je travaille. Je leur explique que tout le processus sera un sujet d’inquiétude permanente et que c’est ce qui fait aussi la beauté de l’aventure. On met en jeu une dynamique de travail où jusqu’à la dernière semaine tout peut bouger : Charlie peut faire des choix tardifs, les contraintes matérielles, logistiques nous amènent parfois à revoir certaines options. On est dans une situation à la fois très mouvante et très organisée. Je fais en sorte d’être présent à toutes les étapes : conception artistique, temps de réalisation, problématiques de communication, de visibilité.

Après avec les équipes proches de moi, ça implique une complexité de stratification, d’appropriation du projet. Souvent dans ce type de manifestation, on fait venir les gens le matin, on les customise et on crée une déambulation. Ici, l’idée est de créer les conditions d’une vraie réflexion sur le corps, la motricité, sur ce que ça raconte en valorisant ce qui est créé.

On est dans des modes de discussion sur l’œuvre proches d’un processus solitaire, où il y a des systèmes d’écriture/réécriture. Le résultat final est fait de choses qui ont minutieusement été organisées, pensées et de choses inventées sur le moment qui doivent exister, mais qui doivent être stimulées avant pour qu’elles aient un intérêt. Ça suppose un système d’aller-retour complexe. Parfois, il y a des choses qui flottent jusqu’à la fin. Il y a aussi la contrainte de travailler avec un directeur artistique qui est loin (à part la dernière semaine) mais qui a le bon sens de donner beaucoup d’autonomie une fois qu’il sait que le travail est valorisé.

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LES ATELIERS, LES RÉPÉTITIONS
Nous travaillons avec environ 50 à 70 personnes, qui sont plus des performers que des danseurs car ils sont issus de champs expressifs différents : comédiens, sportifs, circassiens… Il nous faut des personnes qui jouent pleinement le jeu. Au début, on organise des temps d’explication du projet. Beaucoup viennent là car ils veulent vivre une expérience forte, il ne s’agit pas juste de les déguiser et de les mettre sur la voie publique. L’idée, c’est de leur faire vivre un vrai processus de création, de leur raconter l’histoire, l’intention thématique. Ils doivent traverser cette aventure comme un éveil à des stades différents.

La première chose, c’est le récit qui doit leur donner envie d’être là, les rassurer sur l’idée que ce sera une épreuve mais que jamais ils ne seront mis en danger en terme de justesse, en terme disciplinaire. Une fois que l’on a posé le récit, que l’on a parlé du lien que l’on aurait ensemble, on ritualise cela par un cycle de rendez-vous, que l’on essaie de faire vivre de la manière la moins ennuyeuse possible. On sait que l’on aura à gérer des phases un peu dépressives chez certains, car ils ont des attentes qu’il ne faut pas décevoir, s’ils sont déçus ils risquent d’être dans une dynamique moins participative, il faut leur proposer des choses qui dès le départ leur donne le sentiment de partager une expérience forte et unique ensemble.

Ensuite commence le temps des premières répétitions qui sont là pour faire du lien, explorer ce qu’est une tribu, chercher en direct avec les acteurs. Il y a aussi un grand travail sur la physicalité. À cela, s’ajoute des temps off avec de petites équipes, où l’on anticipe sur du matériau que l’on construit pour faire un travail de réécriture pour que les contraintes du grand groupe soient minimisées. Il y a aussi les costumes qui offrent des possibilités et des impossibilités, et c’est à nous d’élaborer des propositions qui mettent les performers dans un processus d’exploration. Il faut que les contraintes arrivent comme un jeu, une résistance, une double attitude, c’est là que surgit la poétique.

On essaie aussi de vivre les choses au plus près du réel, de conserver une dimension ludique. On expérimente en extérieur, l’idée c’est d’éprouver « cet entre nous » qui va être regardé et de voir ce que l’on est capable de conserver de notre récit lorsque l’on est dispersés par l’espace urbain.

Donc, on fait du lien, on cherche, on s’approprie le récit et à un moment on prend une option, et il faut qu’ils apprennent à la défendre, même si à un certain stade elle est encore un peu bancale, ça participe du processus. Et là commence un autre travail, et enfin arrive le récit final avant de rentrer sur scène.

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LES COSTUMES

Charlie donne des directives d’intentions artistiques, et après il y a plusieurs modes de conception des costumes. D’une part, il y a ceux qu’il va lui-même fabriquer, et d’autre part, ceux que Guillaume et son équipe vont concevoir dans un autre timing. Une des problématiques pour les danseurs libres de leurs mouvements est de se retrouver dans des contraintes liées aux costumes. La première année, l’idée était de travailler sur des talons très hauts. La 2ème année, Bartenev est arrivé avec ses costumes volumineux le week-end d’avant, cette contrainte participe aussi de l’aventure.

Lorsque les costumes sont attribués, on doit gérer des rapports de valeur, de force d’exposition. Certains ont l’impression d’être mieux servis que d’autres. On est sur des problématiques non concurrentielles mais il peut y avoir des désirs plus ou moins exaucés. Même si tout le monde fait l’ouverture, il y en a qui sont devant, d’autres un peu en arrière, rien n’est anodin, ça dit des choses sur certains choix. Il peut y avoir une forme de hiérarchie de visibilité en fonction de l’intention artistique première. Il faut trouver des modes d’être ensemble, de transgression au sein du groupe. Les créatures les plus valorisées ont des moments de danse avec les monstres qui seraient le peuple, on joue sur ces contrastes-là. A toutes les étapes, on veille à ce que le groupe reste en situation d’adhésion, de travail, qu’il ne se démobilise pas.

Avant de rentrer dans l’arène, c’est très émouvant de les voir tous apaisés parce qu’ils sont pris en charge par les maquilleurs, les costumiers. Il y a cette dimension : on va souffrir mais qu’est ce qu’on est beaux ! Ce costume, cette sorte d’armure va nous donner de la force !
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LE THÈME FLASH
L’intention première de Charlie tournait autour de quelque chose de très lumineux, d’assez vif, quelque chose qui claque,  qui crée une empreinte. Derrière ça, il a évoqué des éléments liés à une culture du corps du mouvement ludique, apparenté aux années disco. Il a choisi une intention graphique héritée du Bauhaus avec ces accessoirisations des corps autour de la figure des monstres. Mais pas des monstres de chair, plutôt une vision un peu mécanisée du corps où l’aspect customisé n’est pas grimé mais vraiment là.

Une fois qu’il a eu posé ça, j’ai proposé aux équipes que l’on réfléchisse à l’idée de travailler sur les tribus de cette période-là, avec un sous-texte sur les contre-cultures : disco, black, gay… Tous ces systèmes de contre-cultures urbaines, qui ont la particularité d’être entrées très vite dans le champ d’un système commercial, alors qu’elles émergeaient d’espaces périphériques, avec un désir d’être aimées alors qu’elles parlaient à des champs culturels restreints et marginalisés.

On m’a autorisé qu’il y ait en sous-texte l’idée de contre-cultures politiques mais qui ne sont jamais dites. Il y a aussi l’idée du détournement, comme à l’époque de la New Wave où des garçons chantaient des chansons tristes sur des musiques gaies comme Depeche Mode et qui invitaient le corps au mouvement. J’ai aussi proposé que l’on rajoute la problématique des geeks, c’est-à-dire de gens qui ne sont pas des sportifs, toutes ces contre-cultures du super héros où l’on sublime, où il y a un discours sur l’individu, sa souffrance, la société, les peurs, le désir de toute puissance mais où le politique est masqué.

Je connais l’engagement de Charlie pour de nombreuses curiosités artistiques et humaines, derrière la thématique flash j’ai lu tous ces éléments là. Le discours des danseurs avec lesquels je travaille sera donc à cet endroit-là. Pour qu’ils puissent défendre ces créatures, il faut qu’ils soient conscients. On travaille sur des textes, des non-dits, des chansons, même si l’on ne réintégrera pas directement ce matériau. Ensuite, on le déclinera autour d’icônes de cette période-là. Toute la difficulté va être de faire exister ce sous-texte là.
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LES ATTENTES
Ce qui m’importe, c’est que l’on ne soit pas hors sujet, notamment sur la lecture du sous-texte et ça n’est pas gagné. C’est une co-écriture et je dois prendre en compte les imaginaires qui me sont proposé, j’en comprends les thématiques mais parfois ça nous met dans de grosses contraintes physiques. Il y a aussi la question de la crédibilité de nos intentions qui est centrale. Par exemple, sur la déambulation Flash, on a décidé de faire une déambulation plus rapide. Il faut que cette dimension plus rapide puisse participer d’une manière visuelle, d’une intention que l’on va partager avec le public. Il faut trouver quelque chose qui a avoir avec la notion de vivacité, d’être vivant et en même temps il faudra savoir suspendre un peu cette dynamique dans le temps, la faire mourir, suspendre les images. Mon inquiétude est que cela ne fonctionne pas, que l’on ne perçoive pas ces intentions de vitesse, d’étourdissement, ça fait partie des prises de risque.

Le carnaval, c’est un rituel, une épreuve pour laquelle on se prépare beaucoup, qui réclame un engagement total des performers. Ça n’est pas rien d’être une drag-queen pendant 3 heures, il faut avoir un souffle de vie insolent pour pouvoir l’assumer alors que l’on a mal aux pieds, qu’on est sur des contraintes terribles. Mais c’est un terrain d’exploration merveilleux pour les danseurs et pour nous.